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Le Bouton doré

 

            “Je crois bien que mes yeux lançaient littéralement des éclairs, quand j’ai ouvert la porte ce jour-là à Joseph et son père Léon. Ils venaient à la maison de plus en plus souvent, et je ne pouvais pas les supporter. Surtout Joseph.

Mon père était mort, sa mère aussi. J’y voyais un vague lien avec le fait que depuis peu, ma mère les invitait à prendre le thé tous les dimanches. Cependant, mon esprit de petite fille de dix ans avait du mal à saisir pourquoi elle nous infligeait leur présence. Ce n’est que bien plus tard que mon recul d’adulte me permit de comprendre qu’elle et Léon se fréquentaient.

            Ça n’était pas destiné à durer. Mais à cette époque, dans l’entre-deux-guerres, je n’en savais encore rien. Devoir supporter la compagnie de ces deux-là me rendait irritable et, je dois le dire, désagréable. D’autant plus que Maman m’obligeait à mettre mes beaux habits du dimanche pour les recevoir.

            Mais quand on a dix ans, on obéit à ses parents. Surtout en 1932. J’avais donc revêtu ma robe bleue et mon plus beau gilet. Celui avec les boutons dorés à l’or fin, que ma mère m’avait offerts pour Noël, et qui avaient certainement dû lui coûter les yeux de la tête.

            Et j’étais maintenant face aux deux bougres, ma gracieuse toilette contrastant avec mon expression peu amène. Monsieur Léon se plia brutalement en deux dans une courbette maladroite pour baiser la main de ma mère. Le jeune Joseph imita son père et s’empara de ma main pour y plaquer un baiser mouillé.

            Ces manières, qui n’avaient pour seul but que de se donner des airs bourgeois, ne me plaisaient pas du tout. Ma mère était une personne simple, nous avions un train de vie modeste, et même si elle tenait à ce que tout soit toujours propre et bien tenu, je crois que cette attitude empruntée ne l’enchantait pas, elle non plus.

            Néanmoins, nous entrâmes tous au salon, ma mère servit le thé, et assez rapidement, Joseph et moi fûmes évacués d’un laconique « Les enfants, allez donc vous amuser dehors ». Ce moment ne manquait jamais d’arriver, chaque dimanche. Et chaque dimanche je m’exécutais avec un soupir résigné.

            Je n’aimais pas jouer avec Joseph, qui prenait un malin plaisir à me faire enrager dès que nous échappions à la surveillance de nos parents. Il me tirait les cheveux, me faisait des farces grossières et s’amusait de ma mine renfrognée. Oh, bien sûr je ne me laissais pas faire. Croche-pieds et griffures diverses étaient son lot hebdomadaire.

            Mais j’avais beau faire, il riait toujours de plus belle. Cet après-midi-là ne dérogeait pas à la règle, et nous finîmes au sol à nous écharper comme des chiffonniers, moi furieuse et lui secoué de rires. Alors que nous nous relevions, essoufflés, un scintillement dans le gravier éveilla mon attention.

            En m’approchant, la panique me saisit. Un morceau de bouton doré gisait là, dans la poussière et la saleté, comme un vulgaire caillou. Un coup d’œil à mon gilet me confirma qu’il s’agissait bien de l’un des miens. Il n’était pas seulement décousu ni même arraché. Non, il était brisé. Cassé en deux.

            À l’idée de la peine et de la colère que ma mère ne manquerait pas de ressentir, les larmes me montèrent aux yeux. Joseph ne riait plus, lui non plus. Ses yeux agrandis dans une expression de consternation coupable passaient de mon visage au bouton, et du bouton à mon visage.

            Je reniflai bruyamment et m’en pris à lui. « Ma mère va me gronder. Et en plus elle sera malheureuse, parce que c’était un cadeau qu’elle m’avait fait. Et regarde maintenant, on ne peut même pas le recoller. C’est de ta faute ! Pourquoi faut-il que tu sois toujours si… horripilant ?

— Ma faute ? C’est toi qui t’es jetée sur moi !

— Évidemment, puisque tu ne me laisses jamais en paix une minute quand tu viens ici. Toujours à m’asticoter. Tu me fais sortir de mes gonds !

— On s’amuse…, bredouilla-t-il, penaud. Je pensais que tu me chahutais pour la forme toi aussi, mais que tu m’aimais bien quand même…

— Que je t’aimais bien ? Parce que toi tu m’aimes bien peut-être, quand tu me mets de la glu dans les cheveux ou du sel dans mon dessert ? » Il ne répondit pas. Les mains dans les poches, il fixa longuement le bouton cassé dans ma main, puis il me tourna le dos sans un mot et rejoignit nos parents.

            Comme prévu, ma mère me passa un savon magistral. Je ne savais pas s’il y avait eu des répercussions pour Joseph. Je n’avais pas cafeté sa part de responsabilité dans l’affaire, même si Maman devait bien se douter que je n’avais pas chahuté toute seule. Quoi qu’il en fût, le dimanche suivant ils étaient de nouveau dans notre entrée comme deux nigauds, leurs chapeaux à la main.

            Je portais mon gilet à boutons d’or. Il était toutefois beaucoup moins beau avec son bouton manquant. En racheter un n’était évidemment pas une priorité dans le budget de ma mère, que je savais déjà très serré. Mais j’avais tenu à le mettre malgré tout.

Maman et moi eûmes de nouveau droit à notre baisemain, quoique Joseph fût plus délicat cette fois-ci. Ses lèvres ne firent qu’effleurer ma peau. Je le regardai d’un air mauvais, et nous passâmes au salon. Puis vint le moment fatidique où les adultes nous demandèrent d’aller jouer ailleurs.

            Je sortis de mauvaise grâce, suivie de près par Joseph. Aucun de nous deux n’avait vraiment le cœur à jouer, alors nous nous assîmes simplement sur les marches de la petite terrasse en bois. On resta ainsi quelque temps, muets, à observer le vent faire des vagues dans les champs de blé encore verts. C’est lui qui rompit le silence.

« J’ai bien réfléchi, depuis dimanche dernier. Je dois te présenter des excuses. » Ne sachant pas comment réagir, un réflexe un peu idiot me fit prendre un air pincé. « Oui, je crois aussi, en effet. » Il eut un petit mouvement de recul, mais ne se démonta pas. « Je suis désolé d’avoir abîmé ton gilet à boutons d’or. Je sais que tu y tiens beaucoup. »

            Je me radoucis légèrement. « Oui c’est vrai. 

— Je sais que je t’embête souvent et que ça t’agace. Pourtant, je t’aime bien. Et c’est justement parce que je t’aime bien que je te taquine. » Il rougissait à vue d’œil en regardant ses chaussures et en tordant ses doigts. J’en fus étrangement émue. Je ne reconnaissais pas le Joseph crâneur et turbulent dont j’avais l’habitude. Je gardai le silence.

« C’est ma façon à moi de te montrer de l’attention, reprit-il, parce que je ne sais pas vraiment comment m’y prendre autrement. Mais dimanche dernier, en rentrant chez moi, j’ai pensé que dix ans, c’était sans doute trop vieux pour des sottises pareilles. Alors j’ai trouvé un autre moyen. »

            Inspirant profondément, comme pour se donner du courage, il sortit de sa poche un petit écrin. « Ouvre-le, me demanda-t-il doucement. J’ai travaillé toute la semaine. J’ai fait les carreaux de la voisine, sorti les chiens du quartier, et j’ai tondu des pelouses tous les jours. Ça n’a pas été facile, je ne vais pas te mentir, mais j’ai réussi. J’ai rassemblé la somme nécessaire. » Son visage irradiait la fierté, et aussi un petit quelque chose indéfinissable, qui me réchauffait à l’intérieur.

J’ouvris la boîte. Un bouton doré tout neuf y brillait. Le même que ceux de mon beau gilet du dimanche. Je ne pouvais en détacher mes yeux. « Merci, dis-je à Joseph sans le regarder.

— Tu n’as pas à me remercier. Je ne fais que réparer ma bêtise. Acceptes-tu mes excuses ? » Je levai finalement les yeux vers lui.

Et c’est à cet instant précis que je fis vraiment la connaissance de Joseph. Ses yeux étaient doux et souriants, brillant d’une intelligence vive. Une fenêtre ouverte sur son âme. Une âme bonne et bienveillante. Je découvris un garçon nouveau, et j’en tombai instantanément amoureuse.

            Quelquefois les questions sont difficiles à poser, mais les réponses sont simples. J’acceptai ses excuses. J’acceptai son amour pour moi. J’acceptai mon amour pour lui. Puis nous passâmes un long moment sans mot dire, assis main dans la main.

Et c’est ce que nous faisons tous les dimanches depuis ce jour. Joseph et moi avons fêté nos quatre-vingts ans de mariage cette année. À plus de quatre-vingt-dix-huit ans, nous ne nous sommes jamais quittés. Quand je regarde ses yeux, j’y vois cette même lueur qui a ravi mon cœur en ce frais après-midi de printemps 1932. Et à chaque fois que je l’aperçois, j’en retombe amoureuse.”

 

Sur ces mots, la vieille dame se pencha en avant pour reposer sa tasse de thé. La fine chaîne qu’elle portait autour du cou s’échappa alors de son corsage. L’objet qui s’y balançait scintilla doucement. C’était un joli bouton doré.

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