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Elle

Je sens mon souffle fort et court. En fin d’expiration, ma gorge émet même un petit sifflement. Mes joues sautent à chaque foulée. Moi qui n’ai jamais été gros, je n’aurais jamais cru avoir autant de chair sur le visage. Depuis combien de temps je cours comme un dératé ? Aucune idée. Me poser la question ne me permet pas de m’arrêter. Même si je le voulais, je ne pourrais pas. Pas avant d’avoir atteint la destination vers laquelle mes jambes m’emmènent. C’est idiot. J’aurais pu prendre le train.

Mon cerveau s’est bloqué. Un énorme bug. Subitement plus rien n’existait autour de moi. Seul comptait l’endroit où je voulais être. La pensée était si intense, si dévastatrice, que j’ai un instant eu la certitude qu’elle suffirait à me téléporter. Évidemment il n’en a rien été, dans la vraie vie ce genre de chose n’arrive pas. Alors mon corps a pris le relais. Je ne peux même pas dire que je me sois enfui. Je me suis juste téléporté au ralenti. À pieds.

Je crois que les gens me regardent bizarrement. Je passe tellement vite que je n’ai pas le temps d’interpréter leur expression faciale. Ou peut-être que si. Mais je m’en fous. J’allonge mes foulées autant que possible. Il m’est parfaitement insupportable de n’être pas là-bas. Ces rues ont toutes l’indécence d’être vides d’Elle.

Comment ce chemin peut-il être si long ? Est-ce que j’ai seulement pris le bon ? Je n’ai lu aucun panneau. C’est mon instinct qui me dirige depuis que je suis parti. Et sans doute un vague souvenir, bien que je n’aie jamais fait ce trajet à pieds.

Sans ralentir, je ferme brièvement les yeux et son odeur me revient en mémoire. Je les rouvre. La prochaine à droite. J’en suis sûr. Je sens l’univers entier m’y jeter. Je suis déjà passé par ici. Ou peut-être pas. Je prends à droite.

Au bout de la rue, une vieille dame avance en clopinant dans ma direction. « Arrêtez-vous, jeune homme ! elle me crie de loin.

— Je ne peux pas, je lui réponds sans ralentir.

— Vous allez vous trouver mal, vous êtes tout rouge ! », elle insiste. Je la dépasse. Elle n’existe plus.

Je sors de la ville. Sur la départementale, les voitures vont plus vite. Je ne songe pas à faire attention. Je ne songe qu’à la rejoindre. Combler ce vide atroce entre elle et moi. Je ferme les yeux pour retrouver son odeur. Je souris. Son parfum sent le sourire.

Je n’ai pas une pensée pour les gens que j’ai laissés derrière moi quand j’ai couru. Le cri qui a résonné aux centaines d’oreilles présentes dans l’assemblée médusée est déjà si loin qu’il n’a laissé aucune trace. Aucun écho. Cette vie qui démarrait s’est arrêtée en un clin d’œil. Préparatifs, plans, programmes, projets d’avenir lisse et bien sous tout rapport. Envolés. Je ne veux pas être bien sous tout rapport. Je la veux, Elle.

Je tourne après le petit bosquet. J’ai l’impression de courir de plus en plus vite à mesure que je me rapproche. Ou peut-être pas. Je suis sûr de courir depuis des heures maintenant, et pourtant je ne sens ni fatigue, ni douleur. Mon pantalon fait flic floc dans la boue. Quand a-t-il commencé à pleuvoir ? Il fait si sombre. Je crois qu’un orage arrive. À moins que la nuit ne soit en train de tomber. Je reconnais ce chemin de terre. Il mène à une ferme. Après il y a deux maisons. Et ensuite, c’est Elle. La troisième maison sur la droite. Je cours de plus belle.

Mes années de fiançailles à me persuader que c’était la meilleure chose à faire sont déjà oubliées. Je ne sais même plus qui est cette personne en robe de mariée que j’attendais à l’église. L’ai-je vraiment attendue ? Elle s’est effondrée en me voyant courir. Ou peut-être que je l’ai bousculée en passant. Ça ne compte pas. Ça n’existe plus.

Je tousse. La tête me tourne. Je trébuche et tombe dans une flaque. L’eau fraîche sur mon visage me fait du bien. Je n’ai plus qu’une chaussure. Aucune importance. Je me relève et recommence à courir. Ou non. Je boite un peu. Mon corps ne veut plus accélérer. Sa batterie est vide. Tant pis. Je boitille jusqu’à la ferme. La sensation familière en apercevant cette bâtisse, que je ne connais pourtant que parce qu’elle fait l’angle, me réchauffe de l’intérieur.

Je tourne à droite. Je dépasse une maison. Je ruisselle. La nuit est tombée. Je n’y vois pas grand-chose. Ah, la deuxième maison est là. De loin, j’aperçois enfin le seul lieu au monde qui existe ici et maintenant. La lumière qui filtre par les fenêtres se détache sur l’obscurité de la nuit. Elle sent bon la chaleur et la douceur.

Son être est si proche que j’en suis déjà enivré. Dans le silence de la campagne, un son étouffé se faufile jusqu’à moi. Elle écoute notre chanson. Un vieux morceau de Ray Charles sur lequel on aimait danser doucement, quand on n’était que tous les deux. Je m’immobilise devant la porte et laisse les notes m’imprégner.

Les larmes coulent sur ma figure rougie et sale. Ça me fait drôle de ne plus courir. Ça fait chaud, et presque mal. Je frappe. La porte s’ouvre sur la paisible lumière d’un feu de cheminée. Un verre de vin à la main, Elle me sourit. Ses cheveux tombent en cascade sur son épaule. Je résiste à l’envie d’y enfouir mon visage. Je tombe à genoux en sanglotant. Mon corps me lâche. Ce n’est pas grave, mon cerveau est revenu.

« Je n’ai pas pu », je lui dis simplement. Elle relève mon menton du bout des doigts. Elle sourit toujours. Sa beauté me brûle. Mon amour me brûle. Elle ouvre la porte plus grand. « Je t’attendais », elle me dit de sa voix moelleuse.

J’entre. Et le monde disparaît derrière moi.

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