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Le Labyrinthe

            Le petit Alban serrait fort la main de son papa, tandis que, épuisés l'un et l'autre, ils cheminaient dans les galeries étroites du Labyrinthe. Voilà des jours qu'ils avaient quitté le Noyau, et depuis un moment qu'il n'évaluait pas avec précision, ils n'avaient plus de vivres. La gourde qu'ils avaient remplie au puits de la source souterraine avant de s'enfuir était vide. Alban en avait bu la dernière goutte il y avait plusieurs heures, et son père n’avait rien bu depuis encore bien plus longtemps.

            Ils n'avaient guère dormi non plus, de peur d'être rattrapés par le Conseil qui n'avait certainement pas manqué de les poursuivre. Personne n'avait quitté le Noyau depuis des générations. On y naissait et on y mourait, sans jamais avoir aperçu la lumière du jour. Pourtant Alban et son père y croyaient, à la lumière du jour, à l'Extérieur. Ils avaient été attentifs aux légendes, à l'histoire enseignée par les anciens de la Communauté du Noyau.

            Il y avait eu des cataclysmes, à cause d'une humanité qui avait dépassé toutes les limites du raisonnable, maltraitant son environnement jusqu'au suicide. Les hommes s'étaient réfugiés dans le seul endroit leur permettant encore de vivre : sous terre. Ils avaient creusé et cheminé des mois durant. Certains hommes de la première génération s'étaient sacrifiés pour créer un labyrinthe insoluble afin de préserver la Communauté du Noyau en s'assurant que personne ne puisse jamais ressortir. La génération suivante l'avait encore complexifié, ainsi que celle d'après, chaque fois au prix de lourds sacrifices humains.

Des dizaines de kilomètres de galeries séparaient le Noyau de l'Extérieur, et le temps passant, génération après génération, les gens avaient presque oublié qu'il existait un extérieur. Un certain savoir, assez succinct, se transmettait bien oralement ; mais il était mêlé de légendes, de symboles et d'images, si bien que personne ne savait plus vraiment démêler le vrai du faux.

 

            Alban s'éveilla de sa rêverie en trébuchant sur une grosse pierre. « Papa, j'ai vraiment besoin de dormir.

— On ne peut pas s'arrêter maintenant Alban. » La voie rocailleuse de son père le surprit et l'inquiéta. Il faisait un effort pour ne pas laisser transparaître son angoisse, et ça effraya davantage le petit garçon. « Quand alors?

— Quand nous serons sortis. Je suis sûr que nous ne sommes plus très loin.

— Mais ça tu n'en sais rien! protesta Alban. Je ne tiens plus debout, je ne sais même pas depuis combien de temps on n'a pas dormi un peu. Je t'en prie Papa, laisse-moi me reposer seulement quelques minutes. S'il te plaît... »

            Avec un grand soulagement, il vit les traits de son père céder, et sut qu'il capitulait.

«  Très bien, très bien. Quelques minutes seulement. Tiens assieds-toi sur ce rocher. Et ne t'endors pas.

- Promis! » répondit le garçon.

À peine fut-il assis qu'il sentit le sommeil le gagner. Il avait atteint un tel degré de fatigue qu'il se serait presque volontiers laissé mourir ici, pour seulement pouvoir se reposer un peu. Il ne s'était pas imaginé que la sortie du Labyrinthe se révèlerait si difficile.

 

            Sa mère n'était morte que depuis quelques semaines, et pourtant il lui semblait qu'une éternité s'était écoulée depuis. Sa maladie avait été longue et son agonie terrible. Quand il l'avait entendue expirer son dernier souffle, bien malgré lui c'est le soulagement qui l'avait alors envahi. Personne ne s'était douté que les larmes qui l'avaient submergé étaient des larmes de honte. Mais c'était ainsi, son deuil était déjà fait. Il en avait eu tout le temps pendant que, jour après jour, il s'était occupé d'elle, impotente, le regard vide, la lèvre baveuse. Elle était déjà partie, il l'avait vu et avait beaucoup pleuré en silence, à l'époque.

            Mais à son décès, rien. Juste la délivrance, pour lui et pour elle. Il avait aidé le soir à la préparation du ragoût de vers et de racines qui constituait l'alimentation essentielle de la Communauté. Puis, rejoignant son père sur son couchage, il lui avait ouvert son cœur.

            « Nous ne sommes pas faits pour vivre ainsi, Papa. Je le vois bien. » Son père n'avait pas essayé de le démentir. « Non, tu as raison.

— Notre espèce est faite pour l'Extérieur. Tous ces gens qui finissent par tomber malades, comme Maman, auraient eu une autre vie dehors.

— On ne peut pas le savoir, Alban. On ne sait même pas avec certitude ce qui se trouve au-delà du Labyrinthe.

— On pourrait le savoir… » murmura le garçon, presque plus pour lui-même que pour répondre à son père.

            L'expression horrifiée qui lui répondit le dissuada de continuer. « Oublie cette idée, fils, lui intima son père. À moins que tu aies envie de crever de faim et de soif dans un couloir sombre, ou mangé par des rats?

— Peut-être bien que je préfère ça, plutôt que d'une affreuse maladie ici, à baver dans l'obscurité en mangeant de la bouillie d'insectes ! » répondit Alban, plus fort qu'il ne l'avait voulu. Il respira un grand coup pour se calmer et reprit, en se forçant à baisser d'un ton. « Moi je vais partir, Papa. Cette vie ne m'intéresse pas. Je dois essayer d'aller voir ce qu'il y a derrière. »

            Son père n'avait pas répondu. Et ils n'avaient plus abordé le sujet pendant quelques temps. Et puis un matin il était venu le trouver.

« ... Alban... Alban?... Alban?? » L'effort que le simple fait de prononcer son nom demandait à son père lui fendit le cœur. Il s'était assoupi sans le vouloir, malgré ses promesses. « Papa, je te demande pardon. »

            Sa contrition était sincère. C'était sa faute s'ils en étaient là. Sa faute s'ils allaient mourir lentement dans ces maudits couloirs sombres. Son père n'était parti avec lui que pour qu'il ne soit pas seul. L'idée de perdre son fils unique après sa femme bien-aimée lui avait été insupportable. Il avait préparé quelques vivres, une torche et lui avait simplement dit « Allons-y ».

            Ils avaient dû se sauver en catimini. Le Conseil de la Communauté veillait soigneusement à ce que personne n’essaye de partir. D'autres candidats avaient cédé à cette tentation, sans jamais revenir. On avait parfois retrouvé leurs squelettes lors d'excursions ou de chasses. Quelques personnes s'étaient lancées à leurs trousses, avant de rebrousser chemin de peur de se perdre elles-mêmes.

            «  Non Alban, c'est toi qui avais raison. Cette vie n'est pas pour nous, nous devions essayer. Je suis heureux d'être venu avec toi. » Malgré sa gorge enflammée, c'était bel et bien de l'espoir que le garçon, à sa grande surprise, pouvait lire sur le visage de son père. Cette confiance le galvanisa, et il profita de cette énergie pour se relever. « Continuons, alors, lui lança-t-il avec tout le sérieux de son jeune âge. On va y arriver, Papa. »

            Ils reprirent leur chemin avec lenteur. Bientôt la torche s'éteignit, ils n'avaient plus rien pour la rallumer, cette fois. Aucun d'eux ne dit quoique ce soit, ils continuèrent seulement en tâtant la paroi, et en trébuchant un peu plus souvent.

            Par deux fois, Alban heurta son père qui était tombé lourdement sur les genoux, à bout de forces. Le petit sentait bien qu'ils allaient mourir ici. Mais il était terrifié à l'idée que son père parte le premier. Il ne voulait pas mourir tout seul près du cadavre froid du seul parent qui lui restait.

            Alors il tentait de l'encourager de son mieux. « Allez Papa, on va y arriver. Je suis sûr qu'on n'est plus bien loin. On approche. Tiens bon, ce ne sera plus très long. Tiens bon. Tiens bon Papa s'il te plaît... Tiens bon... »

            Alors que son père venait de chuter une fois de plus, Alban s'approcha pour l'aider à se relever. Soudain un silence étouffant l'écrasa. Il suspendit son souffle, tendit l'oreille, mais mit quelques secondes à comprendre ce qui s'abattait subitement sur lui. Le rythme lent de la respiration sifflante de son père s'était tu. Il était mort malgré tout. Et toute l'immensité silencieuse des galeries infinies tomba d'un seul coup sur les épaules du garçon.

            Il voulut pleurer, crier, mais il était si déshydraté que rien ne voulait sortir. Il resta de longues minutes ainsi, les yeux et la bouche grand ouverts, figé dans un grand cri d'horreur muet. Puis plus rien.

            Quand Alban se réveilla, il était blotti contre le corps froid de son père, dans une ébauche de câlin maladroit resté sans réponse. Il s'en écarta vivement, à la fois étonné et bien embêté d'être encore en vie. Tout son corps n'était que douleur, faim et soif.

            Il réfléchit à la suite à donner aux événements. Il ne pouvait se résoudre à attendre la mort après le sacrifice de son père. Il devait continuer pour lui. Il ne pouvait pas revenir en arrière. Les petits garçons courageux ne faisaient pas marche arrière, ils allaient de l'avant. Ses parents lui avaient toujours dit ça. Il ne lui restait plus qu'à se relever et marcher, tant qu'il pourrait.

            Ce qu'il fit encore bien longtemps. Couloir après couloir, virage après virage. Dans le noir et le silence les plus complets. Sans penser, dans une sorte d'automatisme de survie. Après avoir tourné à un énième angle, il s'écroula. Un long frisson d'épuisement le secoua. Comprenant que c'était la fin pour lui aussi, il s'assit aussi confortablement que possible pour attendre son heure, quand un second frisson le saisit. Avec incrédulité, il réalisa qu'il ne frissonnait pas de fatigue mais de froid. Il sentait la caresse à peine perceptible d'un courant d'air.

 

            Dans un ultime et laborieux effort, il se souleva et refit quelques pas dans la direction du léger souffle qu'il continuait de sentir. Pas après pas, il marcha bien plus longuement qu'il n'avait supposé en être capable. Quand il aperçut un minuscule point lumineux au loin, il crut d'abord que c'en était fini de lui, que sa raison l'abandonnait avant son corps.

            Mais il continua d'avancer et le point grandit lentement, jusqu'à devenir la plus belle et la plus douce lumière sur laquelle ses yeux se soient jamais posés. Une lumière blanche et brillante, légèrement bleutée, laissant filtrer de beaux rayons francs et sains. Ses yeux se plissaient malgré lui, affaiblis par des jours d'obscurité, mais son cœur bondissait dans sa poitrine, et il se sentait plus en vie que jamais.

            S'approchant doucement de ce qui semblait bien être la sortie du Labyrinthe, toutes les questions qu'il ne s'était jamais vraiment posées tant il n'osait croire à la réussite de son projet se bousculèrent joyeusement dans sa tête.

            Comment serait l'Extérieur? Serait-il bien accueilli? Se doutait-on seulement que sa communauté était recluse dans le sous-sol depuis des centaines d'années? Pourrait-on envoyer des gens les chercher ? Que ne pouvait-il partager sa fébrilité avec son père! À cette pensée une pointe aiguë lui piqua le cœur. Mais son enthousiasme était tel qu'elle ne suffit pas à éteindre sa joie.

            En atteignant le passage, il s'immobilisa sous l'arche de roche, soufflé par ce qu'il voyait. Un ciel. D'un bleu éclatant. Une infinité verticale qui lui donna le tournis, lui qui n'avait jamais connu le monde qu'avec un plafond au-dessus de la tête. Devant lui s'étendait un désert mi-boueux mi-rocailleux qui n'avait rien de très avenant à priori, mais c'était si vaste !

            Il ne parvenait pas à s'arrêter de sourire. Il allait vivre ! Les nouvelles perspectives qui s'offraient à lui étaient au-delà de tout ce dont n'avait jamais osé rêver le petit garçon. Il allait rencontrer de nouvelles communautés, goûter de nouveaux plats, voir de nouvelles plantes et de grands animaux, sans doute tout ce dont les légendes des anciens parlaient.

            Dans l'immédiat, il semblait avoir émergé dans un endroit non habité, mais il était certain maintenant d'arriver à survivre assez pour trouver un groupe quelque part. C'est avec toute sa positive détermination qu'il se lança enfin, souriant et confiant, plein d'une énergie nouvelle, et fit son premier pas dans le nouveau monde.

 

            En voyant la semelle de ses bottes fumer en sifflant, il comprit instantanément qu'il y avait un problème. Le temps de réaliser ce qui se passait, et c'étaient désormais ses pieds que l'acidité de la terre attaquait. Il voulut faire demi-tour, mais le sol mou et spongieux retenait son pied déjà enfoncé et brûlé. Incrédule, horrifié, il hurla sa douleur, sa révolte, son injustice, aussi fort que ses petits poumons le lui permettaient.

            Mais personne ne l'entendit. Personne n'aurait pu l'entendre. Personne ne peuplait plus l'Extérieur depuis des centaines d'années. L'acide avait tout rongé à la surface: hommes, animaux et végétation.

 

            Tombé à quatre pattes au sol, les pieds et les mains déjà disparus dans une bouillie sanguinolente et fumante, le petit Alban cessa de crier. Il s'assit, puis s'allongea sur le dos, et regarda cette sublime immensité bleue, tellement parfaite, pendant que l'acide impitoyable finissait de l'avaler. 

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