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Et vogue la galère !

            Jabed poussa sa rame avec ce qui lui restait de forces en cette fin d’après-midi claire. Puis il la tira, du même geste répétitif qu’il avait déjà accompli des milliers de fois, depuis six mois qu’il était aux galères.

Le jeu qu’il sentait dans ses fers, mal fixés, avait mis sa chair à vif. Les frottements lui occasionnaient de vives douleurs. Mais le confort des esclaves était de loin la dernière des priorités du capitaine. La mer d’huile sur laquelle ils voguaient rendait la voile inutile, la seule puissance des galériens poussait donc le navire.

             Les paillettes de lumière à la surface de l’eau lui évoquaient les douces journées d’été sur la côte, à batifoler avec Shyma, s’éclabousser en courant sur le bord de l’eau, et rire... Le souvenir du rire cristallin de sa fiancée lui serra les tripes, et il agrippa vigoureusement la rame en se mordant les lèvres pour s’empêcher de hurler. Cette réalité n’existait plus. Le jeune homme qu’elle avait aimé n’était plus. C’était une autre vie. Avant sa capture, avant qu’il ne devienne un esclave. Aujourd’hui son existence se réduisait à cette cale, ce banc, cette rame, aux coups de fouet du garde-chiourme et aux petites tortures que le contremaître Trov se plaisait à leur infliger.

            Quand celui-ci leur fit sa visite quotidienne, envoyant le surveillant se sustenter à la coquerie, Jabed vit ses compagnons de fortune rentrer imperceptiblement la tête dans les épaules comme à leur triste habitude. Trov les terrorisait tant qu’ils auraient voulu disparaître au seul son de son bâton toquant contre le sol. Bâton dont il se servait tantôt comme d’une canne, tantôt pour les battre, ou pire. Il savait se montrer inventif quand il s’agissait de blesser ou d’humilier les esclaves. Trov déambula avec lenteur dans le rang, assénant de-ci de-là un léger coup derrière un crâne et s’esclaffant aux  réactions de surprise.

            Jabed s’était fait un principe de ne jamais baisser les yeux devant le contremaître. Il focalisait son attention sur des détails — une ride au coin de l’œil, un poil débordant du nez, un morceau de dent cassé — qui lui permettaient de ne pas oublier que malgré son acharnement à passer pour un monstre, Trov n’était qu’un homme.

            C’est sans doute cela qui attira l’attention de l’officier. Jabed jura intérieurement en le voyant s’approcher, et serra les dents en attendant que l’orage tombe.

« Toi ! l’interpella la voix bourrue du bonhomme. Pourquoi tiens-tu si mal ta rame ? Tu te figures être ici pour passer du bon temps ? Je te réveille de ta sieste, peut-être ?

- Mes fers sont mal scellés. Le frottement est insupportable. Je souffre le martyre, répondit Jabed, tout en sachant que l’autre ne ferait rien pour arranger sa situation.

- Voyons voir ça. »

Contre toute attente, Trov se pencha pour examiner son cas. Il prit délicatement la cheville de Jabed entre ses doigts, le fer de l’autre main, et écarta les deux afin d’inspecter la plaie. Il fronça le nez. « Hmm, ça n’est pas bien joli. 

— Vous pensez pouvoir faire quelque chose pour moi ? » osa demander Jabed, surpris d’obtenir quelque considération.

            Le contremaître planta son regard bien droit dans le sien, et poussa un soupir de réflexion. Puis il partit d’un rire colossal et effroyable. « Faire quelque chose pour toi ? Ha, ha, ha, il veut que je fasse quelque chose pour lui ! » Il reprit son souffle. « Tu crois que je n’ai rien de mieux à faire que de veiller à ton petit confort ? Je ne suis pas. Ta. NOUNOU ! » beugla-t-il en griffant brutalement la cheville à vif de Jabed. Le hurlement de souffrance que laissa échapper ce dernier bien malgré lui ne fut pas du goût de son tortionnaire. « La ferme ! » Mais Jabed était bien incapable de se taire. La douleur lui faisait  perdre toute raison.

            « Tu vas voir si on ne va pas trouver un moyen de te la faire boucler. » Sur ces mots, Trov lui envoya à travers la mâchoire un coup de poing qui le coucha sur son banc de nage. L’esclave se redressa péniblement en crachant deux dents. A peine retrouvée sa position assise qu’il bascula à nouveau, plié en deux par un violent coup de bâton à l’estomac. La vue du sang avait galvanisé Trov, qui ne se sentait vraiment vivant qu’en éprouvant ce pouvoir de vie ou de mort sur quelqu’un. Les esclaves ne lui appartenant pas, il lui était interdit de les tuer, mais le traitement qu’il leur réservait n’incombait qu’à lui.

Le souffle coupé, dans une vaine tentative de maîtriser ses haut-le-cœur, Jabed releva les yeux vers l’officier. « Espèce d’ordure...  murmura-t-il en détachant chaque syllabe.

- Haha ! Le vaurien se sent pousser des ailes, hein ? Qui essayes-tu d’impressionner ici ? Ta donzelle n’est pourtant pas dans les parages. A moins qu’il s’agisse de la pucelle là-bas ? »

            Il désignait Kiam. Le benjamin de la chiourme était âgé d’à peine une quinzaine d’années, et à l’évidence il crevait de trouille, ce qui amusait d’autant plus Trov.

« Regardez-moi cette jeune fille à deux doigts de mouiller ses chausses. Il doit s’en passer des choses le soir venu, hein ma jolie ? Que dirais-tu de faire un peu connaissance avec mon bâton, toi aussi ? Pas que j’aie envie de te faire de mal, oh ça non, je ne frappe jamais les demoiselles. Tu ne peux t’en prendre qu’à ton camarade. Tu vas payer le prix de son insolence.

- Laissez-le, intervint Jabed, c’est après moi que vous en avez, pourquoi vous en prendre à lui ? Il n’a rien fait.

- Oh il défend sa dulcinée, comme c’est attendrissant... Bien essayé, mais celui-là m’intéresse plus que toi. D’ailleurs, on va commencer par faire de lui une vraie fille. »

             Joignant le geste à la parole, il asséna au pauvre bougre terrifié une formidable rossée entre les jambes. Kiam ne poussa pas même un cri. Devenu bleu, il s’évanouit dans l’instant et coupa ainsi le plaisir manifeste de son agresseur qui, de frustration, fit pleuvoir les coups sans même viser. Le dos, la tête, tout prenait indistinctement.

Son compagnon de banc fit mine de l’arrêter. « Vous allez le tuer,  bredouilla-t-il.

- Tu veux ta part aussi ? aboya Trov en se tourna vers lui dans une rage sanguinaire.

- N... Non... Non Monsieur. »

Il garda les yeux fixés sur lui un moment, hésitant sans doute à faire une troisième victime, quand une goutte de sang fit son apparition au sommet de son front, pour couler doucement entre ses sourcils et le long de son nez. Puis il s’affaissa, presque délicatement, raide mort. Derrière lui se tenait Jabed, debout, ses bracelets de fer dégouttant de sang. « Je te l’avais dit, que mes fers étaient mal scellés. » déclara-t-il simplement.

            Un silence pesant s’abattit dans la cale sombre. Jabed ne bougeait pas une oreille, mais un vent de panique soufflait en lui et balayait toutes les pensées que son esprit tentait de former. Il venait de faire une erreur terrible, et il le savait. Il serait durement châtié, ainsi que tous ses camarades de galère. On lui ferait payer chèrement sa faute avant de le mettre à mort, il ne voyait aucun moyen réaliste d’échapper aux conséquences de son crime. Après un moment interminable, une voix l’extirpa de ses pensées.

« Libère-nous. »

Jabed chercha des yeux qui avait parlé, et s’arrêta sur le seul esclave qui lui rendait son regard. « Libère-nous, répéta ce dernier. Tu es notre seule chance. » Amon était galérien depuis bien plus longtemps que Jabed. Et il était aussi beaucoup plus âgé. Dans la chiourme il faisait office de vieux sage et ne parlait jamais à la légère.

« Je vais me dénoncer, lui répondit Jabed d’un ton qu’il espérait assuré. Ils vous laisseront tranquilles si je leur explique que j’ai agi seul.

— Ils ne chercheront pas si loin. C’est une éternité de tortures et de punitions qui nous attendent, Jabed. S’ils ne nous exécutent pas purement et simplement. Prends la clé des fers à la ceinture de Trov. Tu es le seul d’entre nous à être libre de tes mouvements. Notre destin à tous repose entre tes mains.

— Quel destin ? Que crois-tu que nous puissions faire ?

— Nous allons reprendre possession de notre vie, par la force s’il le faut.

— Tu es devenu fou, ils nous tueront tous.

— Ils nous tueront quoi que nous fassions, Jabed. A la tâche ou à la lame. » Kiam avait repris connaissance et s’exprimait avec calme, n’était cette grimace de douleur qui déformait ses traits juvéniles.

            Ce fut le moment que choisit le garde-chiourme pour revenir de sa pause. Il poussa un juron en voyant Jabed debout et le contremaître gisant au sol, et amorça un demi-tour pour donner l’alerte. Jabed ne lui en laissa pas le temps. L’homme subit le même sort que son supérieur. « Tu n’as plus le choix maintenant. Nous allons nous battre pour nos vies. Si nous devons mourir, que ce ne soit pas d’épuisement, enchaînés à ces bancs » implora Amon.

Ne voyant plus d’autre issue, Jabed se saisit du trousseau de Trov, ainsi que de son bâton, et libéra ses compagnons de leurs fers. Amon s’empara du poignard du surveillant, et un autre esclave de son fouet. A un matelot qui passait par là au mauvais moment, ils coupèrent la gorge d’une oreille à l’autre. Puis ils remontèrent progressivement jusqu’au pont, assommant et égorgeant tous ceux qu’ils croisaient, ramassant tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une arme.

            S’ensuivit la mutinerie la plus sanglante et extraordinaire qu’un navire eût jamais portée. Les galériens, mus par l’énergie du désespoir, tranchèrent sans distinction dans tout ce qui leur faisait obstacle. Passé le premier effet de surprise, l’équipage se défendit férocement. Et il n’eut aucun mal à profiter de sa supériorité sur une bande d’esclaves usés, fourbus, peu ou mal armés. Ceux-ci, cependant, avaient l’avantage du nombre et de la première attaque. Bien qu’ayant perdu une bonne part de leur groupe, ils furent les derniers debout. Quand le bruit des bottes martelant le pont, des épées qui ferraillent, et des cris de souffrance se furent tus, les survivants se tournèrent vers Jabed.

« Et maintenant, que fait-on, Capitaine ? »

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